On appelle narrataire extradiégétique, le lecteur que vous êtes. Celui à qui s’adresse par exemple une préface.
J’ai appelé lecteur inscrit, le narrataire intradiégétique (intérieur, intégré au récit)=N I.
[on risque de vous attendre sur la partie fonctions du lecteur de mon cours donc tout en bas : complétez mes notes (infra) par les remarques suivantes ]
Il faut partir de la situation (fictive évidemment) que suppose le roman, qu’il veut faire admettre: voilà un texte qui prétend rapporter pour commencer un “récit” conté par un narrateur qui se donne pour auteur-témoin rapporteur-du voyage et de la conversation entre J et son maître et dont on apprend qu’il est aussi le copiste (d’un manuscrit qu’il résume parfois) dont il se veut le garant de l’authenticité.
Ce conteur (qui se défend de faire un conte) s’adresse à un auditeur lecteur et répond à ses questions (dès le début du roman): on a donc sous les yeux à fois l’ “enregistrement” de la conversation de J et de l’entretien du n et de son interlocuteur (ils causent 89). Les mots d’auteur et lecteur concernent l’écrit mais nous sommes poussés à nous représenter une situation orale et d’ailleurs le lecteur (NI) a droit aux tirets des dialogues de théâtre. Un conteur envahissant et un auditeur qui est la voix la moins favorisée du livre: elle n’a droit à AUCUN RÉCIT, AUCUN APPORT..narratif même si on lui demande de choisir entre telle ou telle version. Une voix mineure, reléguée.
Une voix vraiment sans importance?
• Qui est ce lecteur, auditeur, narrataire? On peut tenter de définir en pointillé sa silhouette par ses interventions comme par les nombreuses répliques de l’auteur (répétons-le : nous sommes dans une fiction mais qui nous demande de construire cette silhouette).
Contrairement au N qu’on peut cerner dans sa profession et sa famille le L est mal connu : anonyme, on ne sait ce qu’il fait dans la vie. Il est cultivé puisqu’il connaît bien Molière 90, Goldoni 142 et son dernier succès (le BOURRU etc) et que le N cherche à le piéger en citant Montaigne sans le dire. Il reconnaît Collé 338
Le N insiste surtout sur sa psychologie : il est curieux, veut tout savoir, passe pour fâcheux et importun à ses yeux 36, à force de toujours poser les mêmes questions 69; il aime par dessus tout les histoires d’amour 244 sous toutes les formes; il est un passionné 70, ce qui n’est pas forcément un défaut chez DD.
• SON RÔLE apparent :
(A) un interlocuteur cible :
Dans une construction parallèle à celle du duo dominant, il est un peu le valet de l’auteur qui se prend pour un maître. D’un maître autoritaire, parfois cassant : un M qui ne ressemble pas à celui de J.
Il lui faut subir non seulement les aléas du voyage et donc du récit avec ses interruptions, ses digressions, ses récits intercalés mais aussi les interventions de l’ auteur qui y va de ses confidences et anecdotes : il n’échappera pas à Gousse, au poète de Pondichéry. L’auteur amorce, excite le désir du lecteur I, puis feint de ne plus parler de Pondichéry : le lecteur cède au désir 55 de savoir, tout en se voyant reprocher sa fantaisie 94.
Il subit incontestablement les humeurs du n . Il est traité tantôt avec arrogance, tantôt avec désinvolture. Le n qui se donne pour auteur le traite d’hypocrite 303 & se montre même grossier mais s’excuse (338 bête).
Il a droit non seulement aux interruptions, aux demandes de délais mais aux reproches. Veut-il savoir le lieu de la troisième couchée? On lui répond 36: QUE DIABLE CELA VOUS FAIT-IL? Puis on lui livre une allégorie raillée tout de suite après. Croit-il pouvoir avancer qu’Hudson est mort, il se fait rabrouer aussitôt 325. Quand on l’interroge 262 on ne lui laisse pas le temps de répondre.
Bref il il sert surtout de faire-valoir.
De plus au plan esthétique il est une sorte de repoussoir utile au narrateur qui peut en le corrigeant avancer ses propres jugements, critères et valeurs. On devine une critique donc des attentes du lecteur.
Que lui reproche-t-on?
Il n’aime que les romans d’amour 244 et il est trop amateur de romanesque. Dans ce roman, chacun a son leitmotiv: celui du N est “vous allez croire , lecteur...” et il nous inflige ce qu’on appelle des contrefictions, des récits hypothétiques qui pourraient avoir lieu mais que le N soucieux du vrai (54+57) récuse à chaque fois : dès le début (11) le lecteur (LI ou NI) est pris comme un amateur de fictions ultra-romanesques, ce qui, par opposition, permet au N d’insister sur l’authenticité de son “témoignage”. Fréquemment il lui reproche ses erreurs ou anticipe sur elles 89. Ses goûts littéraires dépendent trop de la mode, il lit trop Riccoboni et ses procédés de romans sentimentaux 335.
Il est une autre critique plus profonde et qui lie morale et esthétique: notre Narrataire (I) a des valeurs et il refuse au roman certains choses: il ne veut pas du récit cru, réaliste de la chair putréfiée du genou de J 29 ; plus grave: par pudibonderie il se dit choqué par la grivoiserie, la gauloiserie, les obscénités 302 de certains récits : il a droit alors à de longues répliques du N et il se voit forcé de recevoir une grande variation sur le mot de bigre 284 puis un emploi insistant de foutre. Notre lecteur n’est pas matérialiste : il faut le bousculer.
Et dans la foulée l’initier au relativisme. C’est à lui que s’adresse la méditation sur les changements de valeurs (94/95); c’est surtout à lui que s’adresse la réflexion fondamentale (la dissertation 219) sur le sublime de Pom et les causes de son action noire mais aussi défendable que celles des hommes que personne ne conteste. Il est un détour insistant pour viser le lecteur réel.
Mais ce l i
(B)N’EST-IL QU’UNE CARICATURE, QU’UN FAIRE-VALOIR? C’est aussi UN INTERLOCUTEUR PERSPICACE - voulu comme tel par le romancier.
Dans l’agon (affrontement) qui l’oppose au N il n’a pas toujours le dessous. Sans doute par ruse le N prétend qu’il lui emprunte 284. Surtout il est un lecteur auditeur attentif ô combien et il est celui qui nous guide vers une meilleure compréhension de la place du narrateur :
*rappel : en quelques occasions il remet ce dernier à sa place
-p121: il n’y était pas : qu’il cesse de dire je vois, j’entends ...Il nous mène doucement vers l’idée de manuscrit recopié et dit.
-il critique certains emplois improbables dans la bouche de J comme hydrophobe 366, engastrimute et même l’emploi d’une expression qui ne convient pas à une femme vivant à la campagne (la mortelle heure/la grande heure 289).
Il peut être blessant et il l’est à deux reprises au moins:il laisse entendre que l’auteur n’a pas de génie...55 et surtout quand il donne une définition critique du texte qui se développe sous nos yeux 303 (rhapsodie) : mais comme toujours il faut se méfier. Tout est fait pour nous pousser, nous lecteur/narrataire extradiégétique , à considérer que cette rhapsodie n’en est pas une mais au contraire une œuvre vivante et composée.
Ne ne soyons pas dupes. Le l i est comme le N se donnant pour auteur un personnage crée de toutes pièces par le romancier. Il nous reste alors à définir vite ses fonctions.
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LES FONCTIONS du LECTEUR (narrataire intradiégétique ou lecteur inscrit dans le roman) : je donne seulement les pistes mais la question tournerait sûrement autour de ces points.
En introduction bien dire que la question du lecteur (narrataire intra- ou extradiégétique) est prise en compte très tôt dans les romans et qu’elle est devenue essentielle au XXème siècle dans la recherche critique; dire aussi qu’avec d’autres mais plus que d’autres, JLF tient une place majeure dans les aventures du narrataire (dont le XX siècle prendra la pleine mesure)
• un personnage (donnez quelques caractéristiques cf supra) fictif de plus, manoeuvré (comme le N (à vous)) par le romancier & qui entre
-dans une composition parallèle à la relation M & V
-dans une structure dialoguée parfois virulente (précisez) et renforce ainsi la dimension orale (décrivez la situation supposée) du texte fondée sur un rythme fait de ruptures et de digressions.
• un faire-valoir du N qui lui permet d’avancer ses principes esthétiques (refus (le romanesque) & choix (matérialisme en art qui ne néglige pas le corps, ce qui passe pour grossier) et même moraux (relativisme).
-un faire-valoir qui ne manque pas parfois de perspicacité (il nous aide à mieux cerner l’ambiguïté du N (cf supra “vous n’y étiez pas” etc)
• un moyen ludique (proche de la métalepse) qui permet à DD
-de décevoir l’horizon d’attente du lecteur “commun” qui n’attend pas assez du roman et trop du romanesque. Un détour nécessaire.
-de montrer la part de désir qui règne dans toute lecture.
-d’éveiller la conscience critique du lecteur réel (vous) rendu attentif aux techniques et procédés du roman, à ses méthodes d’illusion ; lecteur actif et non automate, lecteur créateur, vous et moi. Non plus un personnage mais une personne devenue elle aussi plus libre, moins déterminée....
cl : en disant que Dd a ouvert une voie qui ne se refermera pas de si tôt : le lecteur mis en scène, en texte a beaucoup retenu les romanciers du XXème (le VOUS de la MODIFICATION chez Butor et surtout ce lecteur de Julio Cortazar qui meurt avec, entre les mains, le récit de la venue de son assassin).