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6 juin 2009 6 06 /06 /juin /2009 04:36
         LE “CONTRAT”, LA “PRISE DE POUVOIR” DE J
                              -22/237-

    La septième journée : ils vont quitter le Grand-cerf après midi mais il faut attendre que le temps s’améliore encore un peu. Dans le récit de ses amours, J révèle que la femme qu’il aime est Denise et le M comprend alors ce qu’il aurait dû deviner : ils étaient ensemble jadis au château de Desglands. J évoque ensuite tous les maîtres dont il fut le serviteur. Piqué au vif dans son honneur de séducteur et de noble le M lâche une phrase qui va déterminer une longue querelle : comment Denise a-t-elle pu préférer un J ! 229

    Scène théâtrale (à bien retenir) en trois temps :
-1-le ton monte: J refuse dès lors de descendre; verbe et gestes.
-2-l’hôtesse survient, cherche à comprendre et se pose en magistrate pour séparer les adversaires;
-3-rebondissement, avancée : J en profite pour proposer un “contrat” qui prend acte des dix années que lui et son M ont passées ensemble.

Une étape est incontestablement franchie. Un contrat qui, comme tout engagement, pourrait ne pas durer longtemps.

    -I-UNE SCÈNE COMIQUE : je vous laisse improviser


-comique de gestes avec la tension physique autour de la question du “descendez / je ne descendrai pas”. Violence du M prenant J à la boutonnière.

- comique verbal  allié au comique de “caractères”:
    -jeu de mots sur le mot jacques et sur un “homme comme un autre”.
    -richesse et vivacité des répliques (faites de reprises systématiques des même mots) avec la perfidie enjouée, l’insolence de J qui a l’avantage et ne cesse de moquer son M en lui rappelant la qualité de son service et leur égalité de fait;
    -énervement du M qui alterne tu et vous ; grossièreté (maroufle) de celui  qui redevient distant et cherche à prouver sa supériorité au moment où elle n’est plus que formelle;
    -finesse de J qui use et abuse (tactiquement) de sa référence au grand Livre  pour vaincre un adversaire qui n’est plus à la hauteur.
            -dans le comique verbal notons aussi les parodies de discours (retenez ce point : nombreuses parodies dans JLF): le magistrat joué par l’hôtesse 233 (vocabulaire: ouï, prononcé etc) et le “notaire”(?) avec J qui précise ce que sera la paire d’ “amis” dorénavant (stipulons).
            -réécriture également parodique et donc en mineur d’un conflit entre LXV et les parlements : après l’éviction de Choiseul en 1770 un triumvirat mené par Maupéou prend quasiment un pouvoir de façon dictatoriale au grand dam des philosophes : descendez serait une allusion directe à l’exil du parlement en 1771. S’y ajoute une affaire connexe, celle du parlement de Bretagne.

-comique de situation : (1) le M se raidit, se fâche, (2) accepte la solution de l’hôtesse et fou de joie se précipite dans les bras de J en reconnaissant sa dépendance réelle vis-à-vis de J, lequel (3) lui propose son “contrat” qui ne fait qu’entériner ce que le M vient de confirmer de lui-même.
    Cette scène n’est pas unique, comme on aurait pu le penser : elle est la centième du genre. Ce qui est nouveau c’est le “contrat stipulé” par J.Lequel prouve une belle intelligence en rebondissant sur l’accord dégagé par l’hôtesse. Voyons en quoi cette scène comique qui prend acte du comique d’un M qui n’a plus qu’un pouvoir de façade,  en quoi donc elle est répétitive mais surtout neuve. 

    -2-UNE SCÈNE HAUTEMENT SYMBOLIQUE  et une page fondamentale

-on a vu l’allusion au contexte politique, 234 haut. On a vu que l’hôtesse devenue magistrate parlait de zone d’obscurité en ce que l’un peut et ce que l’autre doit. C’est cette zone qui va être traitée.
 
- c’est aux plans social & politique  que cette scène comique (en apparence) importe:

        • on a la confirmation de tout ce que le récit avait accumulé dans le détail: J est sur un pied d’égalité, J est le maître de fait : il a la bourse, il commande à manger, il est actif, il rappelle son action à l’auberge à la deuxième couchée, il a séduit Denise; à l’inverse le M est passif, s’ennuie tout le temps (montre, tabac), n’aime qu’entendre J et  se raidit quand il est trop tard, quand il s’est habitué à ne rien faire, à sommeiller, à mener une vie d’automate.
        • alors  une progression apparaît  de façon décisive :

    *partons de la sentence de l’hôtesse dans cette petite comédie symbolique :  de son PRONONCÉ 233. Elle a une position qui respecte l’Ordre admis (on sait que pour elle “un maître est un maître”), le statu quo ante : mais qui est tout de même particulier et original en effet J a des prérogatives (avantage, pouvoir (exclusif) dont peut jouir quelqu'un) qu’il retrouvera dès qu’il sera revenu de la cave. L’hôtesse veut garder en l’état un équilibre entre l’état de droit et l’état de fait : mais on comprend tout de même sa position “réformiste” : quand au fil du temps, on cède un peu de son pouvoir comme l’a fait le M il ne faut pas revenir dessus. J a des prérogatives, fait étrange, il faut les lui conserver après les avoir annulées pendant une minute.

         Élargissons à l’ensemble de la société : alors on comprend mieux l’allusion au conflit avec le parlement :  la royauté et son gouvernement (tenté un temps par le despotisme avec Maupéou) doit accepter de reconnaître les “concessions passagères “ qu’elle a faites au peuple (au sens ici assez étroit - peuple au sens romain de populus et non au sens de plèbe).

    *mais J va plus loin, il va (certes de façon parodique mais sérieuse en même temps) vouloir stipuler, proposer un contrat : il prend acte de la décision de “justice”: on ne revient pas sur ce conflit mais on pourrait prévenir tous les autres conflits (anticipation intelligente (et rusée sans doute) : il veut UN ARRANGEMENT RAISONNABLE... qui correspond à quelque chose qui s’est arrangé à leur insu 236 et dont il a pris conscience.... Il va faire parler la raison et donc analyser les causes en toute lucidité : il sent, il sait 235 d’expérience que le M dépend de lui. Fait incontestable que le M vient d’admettre 234 et qu’il appelle décret VOULU par la nature : qu’est-ce à dire? J raisonne, voit causes et effets en déterministe conscient: le M & lui forment un duo depuis 10 ans alors qu’il  n’a jamais été gardé longtemps (liste d’ “employeurs” avant); donc quelque chose convient au M : J agit et, animal jaseur, parle tout le temps, pour le désennuyer. Le M a trouvé le vice qui lui convient. Il y a accord, convenance entre eux : il appelle besoin ce qui pourrait être intérêt bien compris : pour le M, J est un besoin 236 indispensable et le moyen de satisfaire ce besoin. Les deux y trouvent leur compte. Impossible d’aller contre de toute façon : tout obéit à une logique de la nécessité (comme le prouve le vocabulaire employé par le valet).
        -repartons : de fait, J a l’ascendant, la vitalité, la force; de droit  le M a le titre, l’apparence, l’indulgence (qualité certaine) mais le fait de sa faiblesse transforme tout.. Leur rapport est socialement, formellement à l’avantage du M, il est humainement à l’avantage de J. Le valet après examen demande  à en tirer les conséquences en connaissance de causes - tout le problème du déterminisme. Savoir et libération. Savoir et convenance. S’il avait  vraiment lu Spinoza il parlerait de composition de conatus.

    => Quelle lecture faire alors de ce passage (partie 3 de la querelle) qui n’a l’air de rien et qui va très loin? Va-t-il plus loin que le réformisme de l’hôtesse?

    -on peut voir déjà une ruse de J et une transformation effective fondée sur le fatalisme qu’il utilise avec intelligence (le grand livre lui sert d’alibi dans une stratégie efficace): il y a inégalité sociale entre M & V mais aussi inégalité naturelle en faveur du V. La vitalité de J, sa vivacité intellectuelle l’élèvent de fait.
    - par tradition on cite alors un texte de Hegel consacré à J qui montre (en parallèle à sa célèbre méditation sur M & esclave dans LA PHÉNOMÉNOLGIE DE L’ESPRIT) combien l’esclave/valet a acquis de pouvoir (de savoir-faire, d’intelligence pratique) pour renverser le M : (par anachronisme et téléologie facile) on croit voir venir alors la Révolution française. Il suffira de changer le droit et les faits donneront l’avantage à J, donc au peuple dont tout le monde a besoin. D’ailleurs la phrase sur les mille autres 237 valets donne une portée générale à la situation singulière du duo.
     Il est de tradition de lire alors un rêve d’émancipation du peuple (J= la partie paysanne la plus importante de la France mais on peut aller à tout le 1/3 état) d’autant que le narrateur dès la page suivante,  citant J, va faire l’éloge du peuple et le défendre contre l’accusation de cruauté 238. Des auteurs comme Anatole France qualifieront DD de “socialiste” (pur anachronisme): si le M est le roi et J le peuple on aurait une proposition démocratique : en attendant une prise de pouvoir le valet demande une reconnaissance de fait de son importance .Le rapport de force serait tôt ou tard à son avantage. [C’est sans doute méconnaître le peu d’espoir que DD mettait dans le peuple (au sens de plèbe) mais oublions ce point]. La chute provoquée du maître dans le futur épisode du cheval serait un symbole éloquent. Que le M soit encore heureux de garder le titre.

        Ici on peut proposer une position plus diderotienne : si J est “un philosophe” d’origine populaire, et si d’autres philosophes plus éclairés que lui viennent auprès des rois, on peut aller tranquillement vers un pouvoir plus réel du peuple (dont ils seraient l’expression) en gardant un pouvoir symbolique au roi ou même un temps aux aristocrates que le livre montre en fin de course. Les actifs auraient enfin le pouvoir de droit qu’ils ont déjà de fait au détriment des aristocrates parasites parce qu’improductifs. DD veut un État qui soit aux mains des actifs et de ceux qui peuvent agir sur la nécessité en oeuvrant et pensant les liaisons, les causes.

        Une chose frappe en tout cas dans cette fiction : l’accord se fait sans violence, il est même fait pour abolir la violence. Si chez Hegel on a tôt ou tard une prise de pouvoir imminente fondée sur un rapport de forces, avec  DD nous aurions un accord de deux êtres et de bien d’autres qui se conviennent: puissance de degrés divers, puissances inégales qui conviennent aux deux parties. Tout le problème politique de DD étant de trouver au niveau de l’État un accord d’intérêt général qui ait l’assentiment de tous les intérêts particuliers. Il y a beaucoup réfléchi mais n’a pas livré une oeuvre systématique qui aurait été pour lui ce que le TRAITÉ POLITIQUE est pour Spinoza et  le  CONTRAT SOCIAL  pour Rousseau.

cl : on voit ce qui se cache de complexe sous cette dispute qui semble surtout amusante à première vue. Quelques jours après, coup de théâtre, le maître trahit le valet, trahit son honneur en tuant ST-Ouin  et laisse J se faire accuser à sa place. Si les maître en sont là le pouvoir sera bientôt à prendre. Avec l’aide de philosophe plus instruit que J? Sinon faudra-t-il redouter des troupes dirigées par Mandrin?
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