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6 janvier 2008 7 06 /01 /janvier /2008 09:35
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[je vais utiliser des mots (contraires, opposés etc) qui feraient hurler un logicien par cet emploi scandaleux d’approximation. Tant pis. Mais le logicien hurlera avec raison.]

    Pas de tragédie sans conflit et sans contraires qui s’affrontent, quelles qu’en soient la nature et la forme.

    1/LES CONTRAIRES sont OMNIPRÉSENTS DANS LA PIÈCE et à dessein    :
   
        • les contraires naturels sont souvent évoqués dans la perspective de l’alternance cyclique ou pas : les plantes, leur maturation, leur mort, le jour et la nuit, leurs astres.
                -au sein du Temps on voit nettement s’opposer les parents âgés et la jeunesse turbulente (Tybalt vs Cap) et fondamentalement naissance et mort sont évoqués partout et très tôt.
           -certains éléments naturels (et, en partie donc, surnaturels) ont un pouvoir selon le dire de certains personnages, à commencer par le coryphée : les astres entrent en conflit avec les hommes pour contrecarrer leurs ambitions, leurs rêves (”star-crossed lovers (à vous, Clara)+ death-marked love).

            • au plan des sentiments, le couple d’opposés qui crée le conflit permanent à Vérone est celui de la haine et de l’amour (à vous, vite fait): haine qui ne structure pas seulement Cap vs Montaigu mais aussi  l’apparente haine de l’Idéal voire de la Terre chez Merc (selon Benv), rejet du corps chez Rosalyn.

        • au plan “politique”, ce qui inquiète le Prince c’est l’opposition entre l’ordre civil qu’il doit retrouver et le désordre irrationnel des passions haineuses.


        =>en somme rien d’original  a priori mais un souci de tout faire converger vers cette logique des contraires. On a en outre sur scène un penseur de l’affrontement des “princes”(principes) ennemis en l’homme (75), FL: il  pense d’abord à la Terre comme tombe et matrice, ventre (rime capitale aux v 9/10: tomb/womb). Point nodal lié à sa théorie de la fleur ambivalente: elle guérit et peut tuer aussi. Conflit intérieur aux choses mais surtout aux êtres : ceux qui doivent bien manipuler les plantes aux doubles effets contradictoires et,  prioritairement, les hommes qui doivent suivre la pente du Bien. Fl est presque porteur d’une pensée de l’être divisé, déchiré, voire ambivalent par la faute sans doute du péché originel. Mais lui n’est pas un penseur tragique, car à ses yeux  l’amour doit pouvoir l’emporter facilement. On verra que la vie est plus compliquée. Le Bien divise aussi.

    II-LES CONTRAIRES STRUCTURENT TOUTE LA DRAMATURGIE DE LA PIÈCE

        a)le conflit apparent : la haine entre les deux familles. En réalité, la haine pousse les familles à se ressembler et leur donne depuis longtemps un semblant d’identité qui descend jusqu’aux valets. Le cycle de la violence a repris selon le Prince et peu à peu sa famille même est atteinte.
        Le conflit donne alors les scènes d’action, dans la rue : à vous. Le Prince survient à chaque fois (début-milieu-fin)
        Il faut pourtant noter que les familles sont lasses du moins chez les parents (Cap est conscient des qualités de R, il le dit à la fête) et, hormis Tyb, nous sommes dans un conflit figé qui se déclenche  presque de façon automatique. L’origine du conflit a été oubliée et on se bat sans raison objective.
        On observe même des conflits internes aux camp: Tyb se révolte d’abord contre son oncle...C’est l’humiliation que Tyb subit au bal masqué qui provoque la mort de M etc...

        b) le conflit dominant : la passion vs l’ordre social, familial (cf cours sur amour et passion : ce sera plus précis).


        Disons hyperboliquement que le conflit tragique par excellence  se situe entre le désir d’infini & le fini. Conflit qui selon Northop Frye  touche chez W trois types de pièces, celles de l’ordre, de la passion et celles de l’isolement.

        Point par point il est facile d’opposer ce qui appartient aux amants et  ce qui tranche sur l’entourage proche ou civil.


        -R et J ignorent l’amour “transaction” des parents (Pâris);leur amour n’est pas un investissement. J a une phrase extraordinaire dans son "hymne à la nuit" : elle parle de qui perd gagne. Certes il s’agit de virginité mais l’enjeu est plus vaste : la passion de J est une perte et un gain. Une dépense folle comme gain infini.

        -le duo vit dans l’instant, dans l’improvisation (ce qui ne veut pas dire l’inconscience, J est une grande calculatrice) les autres  restent  dans un temps ample, répétitif (violence, querelles, fêtes anniversaires); le feu, l’embrasement dont parlent les amants s’accordent mal avec le temps léthargique des parents seulement réveillés par des accès de haine....ou la volonté de reproduire à l'identique un modèle qui passe de génération en génération.

        -le couple franchit toutes les limites en secret et fonde sa loi sur l’absolu tandis que les parents respectent une loi commune faussement loyale.
                -certes leur mariage est religieux mais pour des raisons de stratégie et non pour une foi fervente ; J idolâtre R dit-elle, ce qui est peu chrétien... Ils ont joué avec le code religieux pour dire implicitement leur amour naissant (le baiser) etc...


        Sans juger les amants, W montre la puissance de cet amour et son ambition secrète. Celle qui nous fascine encore et toujours car elle est rarement accessible.

                c) le rêve de la passion :

        -songeons à la phrase absolument sidérante de R au début de la pièce : 32 “Il y a beaucoup de haine mais encore plus d’amour”. Dans les querelles entre familles ! On dirait bien le disciple de frère Laurent. Cet “encore plus d’amour”/ “but more with love” est l’enjeu de la pièce.

         - profondément les amants pensent pouvoir sinon abolir les haines du moins les concilier en montrant une union possible. Il songent réorganiser - au moins pour eux et ensuite par eux - ce qui ne correspond pas à leur idéal de” true love”, d’amour pur. Et là, ils souhaitent résorber les contraires sans les détruire et en faire une harmonie .


        -mais en touchant à l’ordre commun, à la société,  ils veulent aussi métaphoriquement  toucher à l’ordre cosmique. La nuit de R voit en J un soleil levant ou des étoiles qui font pâlir les étoiles 65; en parallèle, J se voyant morte imagine le corps découpé de R devenu étoiles qui tromperaient et feraient croire au soleil ; en outre, elle dit qu’il est le soleil de sa nuit.

        Rêve de monde inversé, intégrant les opposés pour les rehausser sans conflit. Monde nocturne essentiellement, qui porte lumière.

             Rêve bouleversant que chaque spectateur veut faire sien : mais c’est un rêve et le pèlerin va trouver des récifs dangereux. Par exemple, R redeviendra en partie et très brièvement un Montaigu.

        En outre la passion est bordée par son contraire et son complément, la mort. Dans cette passion comme le remarque vite  FL, il y a un  désir exacerbé qui touche au désir de mort.  D’embrasement. De rencontre de feu et de poudre.

    III-COMMENT DIRE ET MONTRER LES CONTRAIRES : UNE ESTHÉTIQUE ET UNE PENSÉE DU CONFLIT.

avec
    a) une rhétorique :[je corrigerai cette partie : doutes]

-on observera que chez les héros on ne trouve pas de dilemme (J a des doutes en III mais ils ne durent pas).

-la pièce multiplie les oxymores chez R et J (justement en III quand elle semble maudire R) mais souvent pour en montrer le trop grand artifice, l’héritage de la tradition pétrarquisante qui fausse l’amour et en fait quelque chose de livresque : que la conviction  de Sh soit  parfaitement de cet ordre (le monde est bien pour lui INFORME CHAOS FAIT D’HARMONIEUSES FORMES 33), oui, mais il veut EN DRAMATURGE rendre une tension et non en faire un discours virtuose juxtaposant  des opposés  éclairants mais secs. Osons : l’oxymore  fait synthèse et bloque toute action.
-il me semble (peut-être à tort) que W  préfére ICI les antithèses  qui sont  la forme dynamique du conflit ( songeons aux quatre vers décisifs de J p 59 (MON UNIQUE AMOUR...): ce  qui ne l’empêchera pas d’utiliser le chiasme par exemple non pas uniquement comme figure de rhétorique  mais dans des structures scéniques forcément plus vastes.




    b) dans la scène, dans l’acte, dans la pièce nous mesurons l’étendue d’une esthétique du conflit entre les opposés:

        • une évidence (à vous, avec d’autres cours) : le mélange des registres contraires, des genres, des niveaux de langue (bas, relevé), des vers et de la prose:

        Isolons ce dernier point. On trouvera aussi bien
                    - une forme-cadre comme le sonnet (prologue + baiser de R +J) avec rimes évidemment (dans une composition différente de “notre” sonnet) : malice de Sh  qui utilise le sonnet pour dire l’amour naissant (baiser du pèlerin), la solennité du prologue mais aussi la pression très  suspecte de Lady Cap sur J dans la métaphore filée du livre I,3.
                    - des tirades significatives avec rimes : quand Cap au début s’entretient avec Pâris ; Benv souvent; Fl et son panier ou dans la suite dans le dialogue avec R (II,2)
                    - des vers  blancs dans des tirades comme celle de  Mab de MercutioI,4; ou le grand dialogue du balcon;
                    - des vers qui parfois riment à quelques moments significatifs : le Prince (III,1);
                    -ironie: les chansons de Merc (un feu d’artifice de paronomases et de grossièreté carnavalesque) et de Pierre le serviteur riment...


                    - mais on ne saurait oublier  la prose pour signifier le milieu de Grégoire et Samson, du valet Pierre (analphabète) et des musiciens ou de la N ou même pour dire la mort par Mercutio.
                            *mais la N utilise le vers  en II,4 presque en même temps que la prose.

            Cette pratique est absolument impensable dans d’autres esthétiques de la tragédie.  C’est une nécessité pour W.

         •voyons quelques cas de construction:

*dans la scène on aura souvent l’opposition de deux points de vue qui débattent plus ou moins violemment:
                -Merc ironise toujours sur l’amour de R qui lui réplique souvent dans des joutes plus profondes qu’il n’y paraît.
                -Fl tance durement R en III quand ce dernier ne veut pas ouvrir les yeux sur la chance qui lui donne l’exil.
              -J doit affronter en fin de III la la violence de ses parents.
                -plus subtil : W n’hésite pas à montrer des différences entre R & J : le rapport aux mots n’est pas le même, pas plus que  le rapport à l’espace dans la scène du balcon par exemple. Mais ici les différences se complètent.
   
*dans la structuration de l’acte : pensons à III. Nous avons une magnifique succession de juxtapositions qui jurent entre elles mais s’éclairent crûment, se rehaussent.

    -aux extrêmes de l’acte  : la violence physique et verbale (Mer, Tyb, Roméo), à l’autre bout, la virulence des parents qui songent à mettre à mort SYMBOLIQUEMENT leur fille en la reniant, en la déshéritant.

    -en parallèle (III,2/3) la réaction violente des amants séparés : entre eux apparaissent des ressemblances frappantes (variations sur l’exil comme mort) mais aussi des différences.

    -entre tous ces différends, deux scènes de merveilleux lyrisme qui éclairent le tragique du reste : attente de la nuit, dernier adieu avec les oiseaux qui symbolisent aussi une opposition.



*dans la composition de la pièce : regardons seulement quelques aspects :

    On sait que W aime attribuer des phrases capitales à des personnages qui ne sont pas forcément  de puissants “penseurs” : Cap touche quelque chose d’essentiel avec sa phrase IV,5 :

     ET QUE TOUT DÈS LORS SE CHANGE EN SON CONTRAIRE 
        (And all things change them to the contrary)

    La pièce est celle du conflit et du changement : on y rêve d’un changement qui atténue ou harmonise les contraires. Ici tragiquement, c’est le contraire qui se change en son opposé, DÉFINITIVEMENT.

    Dans un simulacre, la fête devient enterrement. Plus tard la haine va en effet se transformer en amour, à la fin;  pour cela il aura fallu la mort comme “solution” à l’élan de vie des amants...


      Examinons un autre aspect de la composition :R& J à leur première rencontre jouent sur l’équivoque (voulue, entretenue) du mot  “sainte” : sainte bien vivante et statue de sainte : par le baiser accordé, elle n’a plus rien d’une sainte sculptée.. Toute la pièce va montrer dès lors que J et son amour sont un éloge de la vie et une lutte contre les obstacles. À la fin après avoir connu une mort simulée et une mort provoquée, elle deviendra une sainte en or, une statue ...(Ironie tragique selon moi mais pas pour d’autres lecteurs)

        Pensons aussi à l’obsession du Nom : derrière le rejet violent  du nom se cache en J un rejet de la filiation, le souhait d’une naissance autre : en toute logique, il était nécessaire alors de la voir mourir de façon simulée et ressusciter ...

    Admirons enfin le dernier signe de composition circulaire : à la fin de la pièce, le Prince clôt la tragédie en citant les prénoms de J et R : le titre de la pièce était LA TRÈS EXCELLENTE ET TRÈS PITOYABLE TRAGÉDIE DE R & J : c’est bien la victoire des prénoms sur le nom -mais aussi le triomphe de la mort . Victoire que seule la tragédie peut rendre dans sa complexité.

      

    • une esthétique fondée sur une conception tragique de l’existence hantée par les contraires.

    W n’est pas un penseur: même s’il donne beaucoup à penser, il est un dramaturge. Il construit ses pièces sur des conflits parce que tout dépend des contraires et de leur logique d’affrontement ou d’accommodation, de conciliation. Le théâtre tragique exprime au mieux la tragédie essentielle du monde. Nous avons vu ce vers de R définissant l’amour comme INFORME CHAOS FAIT D’HARMONIEUSES FORMES 33: c’est sans doute l’image la plus appropriée de l’Homme et du Monde selon W. Sans oublier les deux éléments que dégage mais  oublie FL : l’inscription dans le Temps et l’ambivalence de chaque être. Mercutio  ne nous est-il pas apparu au moment de mourir comme soudain autre que ce qu’il disait sous son masque de cynique?

    Le Monde est constitué (ontologiquement !!!(Hang up philosophy crie brutalement et à tort R à FL) de contraires multiples et mobiles qui se tiennent en respect, qui peuvent s’associer provisoirement, se combattre, s’équilibrer et à des moments exceptionnels se rehausser l’un l’autre : il n’est que de penser aux deux vers de R I,5 p 54:

        Oh, pour elle, les torchent redoublent leur éclat

        Elle est comme un joyau sur la joue de la nuit

        Un brillant à l’oreille d’une Noire.

 Juliette est un  joyau qui augmente la beauté de son opposé sans conflit.

    Avec les contraires, leur affrontement, leur union, leur juxtaposition, leur négation etc... W parvient à rendre sensible les tensions de la vie et  la variété des points de vue, de tous les points de vue  : il n’impose aucune vérité, il ne délaisse rien, n’idéalise rien, il fait vivre avec génie des centaines de conceptions dans  une esthétique appropriée.

CL:on débattra toujours de la pensée de W: est-il radicalement pessimiste ou non? Ce n’est pas son rôle de nous l’expliciter: il n’enseigne pas. Il met sur scène l’être profond du Monde constitué en permanence de contraires aux affrontements grandioses et petits.
    On comprend l’écho qu’eut son œuvre avec les Romantiques et pourquoi des notions comme sublime et grotesque qui ne lui conviennent pas forcément ont pu s’imposer grâce à lui par exemple chez un Hugo (préface à CROMWELL).


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ENTRAÎNEZ-VOUS SUR UN BEAU SUJET : "LA PHRASE " (...) ET TOUT DÈS LORS SE CHANGE EN SON CONTRAIRE" N'EST-ELLE PAS LA CLÉ DE LA PIÈCE ET DE SON UNIVERS?

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